LE MARÉCHAL-FERRANT Même à Antibes, certaines journées d'hiver poussent à la mélancolie. Ces jours-là, les histoires qui se racontent en famille reflètent la tristesse du temps. En voici une que je tiens de ma tante Rose née Magnique. Elle évoque des circonstances dramatiques mais je la trouve très belle et je suis sûr qu'elle te plaira aussi. Remontons le temps, Si tu le veux bien, d'une centaine d'années. Antibes n'était alors qu'un village dont les milliers d'habitants se comptaient sur les doigts de la main. Les échoppes d'artisans se concentraient dans ce que l'on appelle aujourd'hui la Vieille Ville, les remparts venaient d'être dérasés, les chevaux y étaient presque aussi nombreux que de nos jours les automobiles, et le maréchal-ferrant un plus important personnage que nos modernes mécaniciens. Tu sais tout cela bien entendu. Alors écoute ce que, par mon intermédiaire, te raconte ma tante Rose. - Jusqu'à la fin du siècle dernier, mon père que l'on disait Magnique le Riche parce qu'il avait quelque bien, exerçait dans le Vieil Antibes le noble et pénible métier de maréchal-ferrant. Bien avant que je ne vienne au monde, et aussi bien avant que les chevaux ne disparaissent de nos rues, mon père avait délaissé puis abandonné la chaleur de la forge. Les revenus qu'il tirait de fermages lui permettaient de jouir nonchalamment du soleil, de la mer, et de la beauté de nos campagnes que le béton n'avait pas encore envahies. Pour certains, Magnique le Riche était devenu Magnique le Fainéant ! Ceux-là ne pouvaient savoir combien le solide forgeron avait été bouleversé par un horrible drame. Ce drame, je ne l'ai pas vécu n'étant pas encore née, mais le comportement de mon père, surtout lorsqu'il l'évoquait, l'a si fortement imprégné dans ma mémoire qu'il est devenu "mon souvenir", comme s'il m’était transmis par un gène de réminiscence au même titre que nous retrouvons en nous la culture et les traditions de nos anciens. Donc, mon père était maréchal-ferrant et, comme Il se doit pour tout bon artisan, il avait décidé de prendre un apprenti. Je ne peux dire grand chose d'Honoré Isnard, sinon que pour choisir un tel métier, il ne devait pas manquer de courage ; et aussi que le 26 août 1899, il n'avait pas encore fêté son quatorzième anniversaire. Il ne le fêterait jamais ! Ce jour-là, un cheval rétif, sans doute excité par le tintamarre de la forge, une ruade inattendue, Honoré le petit apprenti atteint par le sabot meurtrier, et bientôt sans vie... Et mon père, hébété, hagard, balbutiant sans arrêt " je lui avais dit de faire attention !... Je lui avais dit de faire attention !... " Aujourd'hui, l'on parlerait de stress, de traumatisme ou autre grand mot savant pour dire ce que subit mon père. Moi, je crois que cet accident dramatique lui causa une profonde peine, peut-être aussi un peu de remords, et que ce jour-là il décida simplement d'arrêter! comme de nos jours les uns vont se perdre en mer et d'autres errer par les routes du Monde, seuls !… Voilà ce que fut le drame de mon père. Mais hélas ! pour les parents d'Honoré, le petit apprenti, il était écrit que leur douleur et leur désespoir n'avaient pas encore atteint le fond de l'abîme. Si vos pas vous conduisent un jour dans le vieux cimetière de Rabiac, s'ils vous amènent à vous recueillir sur la tombe où, depuis presque un siècle, dort le petit Honoré, vous verrez à ses côtés une deuxième petite tombe, et sur la pierre une inscription gravée, difficile à lire, presque effacée par le temps: " Ci-gît, repose à côté de son frère chéri, notre fille bien aimée, décédée à l'âge de 11 ans. Elle n'a pu survivre à l'accident de son frère que trois mois et vingt jours... " Un parent, un visiteur, peut-être ému par le destin de cet amour d'enfant, par ce désespoir qui la conduisit au tombeau, a retracé quelques lettres indéchiffrables, signe des temps, au crayon à bille. Cela jure un peu sur la pierre vieillie mais qu'importe ! puisque demeure le souvenir du petit Honoré et de sa sœur dont la vie, comme une fleur, fut brisée au milieu de son premier éclat. Tu vois, mon Cher Thomas, dans cette funeste évocation du maréchal-ferrant et de son apprenti, tout tourne autour du cœur. N'est-ce pas une de ces belles histoires tristes que le temps se charge de transformer en légende nostalgique?... Pierre Tosan |