LE SOUPER DE NOEL D'ALCIDE RIBOTTI
Quand vient Noël, chacun ne devrait avoir d'autre souci que d'orner sa maison, de décorer le sapin traditionnel, d'apprêter les plus délicates victuailles et de choisir les plus beaux cadeaux pour les êtres aimés.
Pourtant, au pays de l'abondance, l'on voit aujourd'hui s'accroître sans cesse le nombre de ceux que l'on appelle les "nouveaux pauvres", ceux pour qui Noël serait une grande fête s'ils avaient ce jour-là, tout simplement, un peu plus que les autres jours.
Comment alors ne pas me souvenir du souper de Noël d'Alcide Ribotti ?
Mon grand-père me le racontait lorsque j'étais enfant ; il me le servait en guise de leçon chaque fois qu'il me semblait ne pas avoir été suffisamment gâté par le père Noël.
Ce fameux souper remonte au début du siècle ; à une époque qui n'était belle que pour les fortunés et particulièrement difficile pour les familles ouvrières aux nombreux enfants.
Pour assister ces familles, le Capitaine Maire fonda, le 3 décembre 1908, la Ligue populaire des pères et mères de familles nombreuses et Antibes fut la première ville du département à s'engager dans cette action humanitaire. Dès 1909, sous l'impulsion du Capitaine Mounet et de Monsieur Jules Grec, la Ligue put offrir son premier arbre de Noël aux familles nombreuses de la cité.
C'est ainsi qu'Alcide Ribotti, sa femme et leurs huit enfants entrèrent, pour la première fois, dans le cadre magique du Théâtre des Variétés (1) où devait se dérouler le spectacle.
Les enfants furent aussitôt captivés par les voix angéliques de la chorale la "Lyre Antiboise", leurs rires fusèrent en éclats lorsque des comédiens hilares mimèrent les aventures fantasques du "Bandit des Abruzzes" ; ils furent surpris et intrigués par la voix de "Chichois Baron" qui jaillissait inexplicablement d'un mystérieux phonographe ; ils restèrent perplexes et sidérés pendant la séance de prestidigitation ; enfin, ce fut l'émerveillement avec l'apparition du Père Noël qui leur distribua bonbons, jouets et vêtements d'hiver qu'ils reçurent comme un trésor inestimable.
Sur le chemin du retour, ils le serraient très fort dans leurs petits bras, s'extasiant sur chaque instant de rêve qu'ils venaient de vivre. Alcide Ribotti, lui, avançait à grands pas, silencieusement triste à la pensée de la sombre soirée qui les attendait. Il aurait bien voulu prolonger la joie exceptionnelle de cette journée de bonheur inattendu, mais il savait que le soir, à la maison, il n'y aurait qu'un piètre et frugal souper de Noël : une petite soupe de légumes, quelques pommes de terre cuites dans la cendre, et, pour tout dessert, les châtaignes du verger grillées au feu de bois. Jamais il n'avait autant ressenti la misère d'être pauvre...
Le chemin était long pour remonter aux Ames du Purgatoire et Alcide Ribotti le parcourut en proie à d'étranges pensées qui le bouleversaient. Il se disait que, durant quelques heures, les comédiens du Théâtre des Variétés avaient transporté grands et petits dans la réalité d'un monde imaginaire et qu'il était vraiment dommage qu'il se soit évanoui.
Il y pensait encore lorsqu'il prit place au bout de la grande table de bois blanc et lorsqu'il vit ses huit enfants attablés, impatients de savourer leur souper de Noël.
A cet instant, Alcide Ribotti ressentit une étrange sensation. Il lui semblait qu'un être vaporeux le pénétrait insidieusement, prenait possession de son corps et de son esprit, et, sans qu'il puisse résister à cette inexplicable phénomène, transformait peu à peu sa personnalité. Lui qui d'ordinaire ne s'exprimait guère que par monosyllabes, il se mit à parler volubilement, à réinventer les mots admirables des contes de son enfance, à découvrir ceux qui pouvaient captiver et charmer son petit auditoire.
"Fermez les yeux, disait-il. Gardez-les clos aussi longtemps que votre mère vous servira ! Et surtout écoutez bien ce que je vais vous dire !..."
Les enfants obéirent aussitôt et Madame Ribotti commença de servir le triste souper des pauvres gens.
Alcide Ribotti se mit alors à raconter le plus beau souper de Noël qu'il puisse imaginer. Il décrivait et détaillait chaque plat avec des mots merveilleux, des mots qui virevoltaient dans la pénombre de la cuisine, qui tournoyaient autour du lampion à huile, qui pénétraient de leur douce musique l'impressionnable sensibilité des enfants.
Ils étaient si riches, ces mots, si expressifs, si chargés d'arômes capiteux et de subtiles senteurs, que chaque morne bouchée, prise à l'aveugle, devenait un régal, un délice inexprimable ! Toute la tablée se délectait du bouillon de poule à la crème, du turbot justement braisé, du chapon farci aux marrons, du mesclun à la vinaigrette framboisée, et, magnifique apothéose ! de la bûche de Noël aux pommes caramélisées, que la magie des mots avait imprégnés dans l'imagination des bambins émerveillés.
Quand ils rouvrirent leurs yeux, Alcide Ribotti dissimula son émotion en y voyant une étincelle de joie. Il ne put cependant maîtriser une larme lorsque le plus grand vint se serrer contre lui et lui murmura :
"On a bien mangé, hein ! papa !".
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(1) L'actuelle Maison des Associations
Pierre Tosan